Articles for “Le Monde” by Natalie Nougayrède

Pour les militants des droits de l’homme, la marge de manœuvre est de plus en plus réduite

Le Monde | 13.03.2004

MOSCOU de notre correspondante

Pour ceux qui, en Russie, font des droits de l’homme un engagement personnel, la vie est devenue plus difficile encore ces derniers mois. L’élimination de la Douma – en décembre 2003, à l’issue de législatives remportées par le parti pro-Poutine, Russie unie, – de la petite poignée de figures historiques du mouvement démocratique russe, tels Sergueï Kovalev, Iouli Rybakov, ou encore Viatcheslav Igrounov, fait que, au sein des institutions politiques, les appuis possibles, pour ceux qui estiment que leurs droits ont été bafoués, ont pratiquement disparu.

Les “requêtes de parlementaires”, des lettres officielles qui pouvaient parfois aider à dénouer un blocage judiciaire ou lever des obstacles administratifs, ne font désormais plus partie de la panoplie offerte aux militants démocratiques. Une chape est tombée. L’histoire de l’ancien dissident Andreï Mironov, 49 ans, qui, en 1985, avait été emprisonné sous Gorbatchev pour avoir diffusé des publications antisoviétiques, est symptomatique.

Dans la Russie d’aujourd’hui, Andreï Mironov est l’une des rares figures à œoeuvrer à la recherche d’une issue négociée au conflit en Tchétchénie. En 2001 et 2002, notamment, il avait participé à des rencontres, tenues en Suisse et au Liechtenstein, visant à nouer un dialogue entre des élus russes et des représentants tchétchènes proches du président indépendantiste Aslan Maskhadov. Au sein de l’association Memorial, fondée par Andreï Sakharov, il a contribué, depuis le début du conflit, au recensement des crimes de guerre et des exactions commises contre des civils en Tchétchénie.

Aujourd’hui, il est l’un de ceux qui soutiennent un plan de règlement proposé par les émissaires de M. Maskhadov à l’étranger, demandant la mise en place d’une administration temporaire des Nations unies en Tchétchénie pour mettre fin aux violences. Ce texte a recueilli l’appui de 145 députés du Parlement européen, suscitant les protestations de Moscou, qui répète que des négociations sont exclues.

Lorsque, en juin 2003, M. Mironov a été passé à tabac, dans son immeuble à Moscou, par un homme qu’il affirme avoir identifié comme un ancien “membre des OMON » -forces spéciales du ministère russe de l’intérieur-, vétéran de la guerre de Tchétchénie”, le doute était permis sur la nature simplement criminelle de l’incident.

“LA GUERRE RONGE L’ÉTAT DE DROIT”

Gravement blessé à la tête, ayant subi un “traumatisme cérébral d’un degré élevé”, selon le diagnostic d’une clinique allemande où il a été soigné, Andreï Mironov s’estime, depuis, la victime d’un déni de justice, et entend s’adresser à la Cour européenne des droits de l’homme. Malgré des mois de démarches, les autorités judiciaires russes ont refusé d’ouvrir la moindre enquête, arguant que ses blessures étaient légères.

“Lorsque je me suis adressé à la police, raconte M. Mironov, ils m’ont demandé : “Où avez-vous été en Tchétchénie, qu’y avez-vous fait ?” Puis mon interlocuteur m’a dit qu’il avait, lui, “servi” en Tchétchénie à bord d’un bombardier. La guerre ronge les éléments d’Etat de droit existant en Russie. L’impunité des militaires nourrit l’impunité d’autres criminels.”

L’organisation Frontline Defenders, basée à Dublin et spécialisée dans la défense de militants anti-guerre dans différents pays, s’est saisie du cas d’Andreï Mironov, estimant qu’il a pu être “ciblé” par son agresseur en raison de ses activités. “D’autres cas de violences en Russie contre des militants pour un règlement négocié du conflit nous préoccupent énormément, commente Marie Lawlor, représentante de cette organisation. Notamment ce qui se passe autour de l’Association d’amitié russo-tchétchène, dont un troisième membre a été retrouvé mort en Tchétchénie, en janvier, et un quatrième a été kidnappé.”

Natalie Nougayrède

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Meurtrier d’une jeune Tchétchène, le colonel russe Iouri Boudanov échappe à la prison

Le Monde | 01.01.2003 à 11h26

MOSCOU de notre correspondante

Le seul militaire russe de rang élevé traduit en justice, après trois années de guerre en Tchétchénie, pour le meurtre d’un civil, va échapper à la prison. Le colonel Iouri Boudanov, qui n’a jamais nié avoir étranglé de ses mains, en mars 2000, dans un village proche de Grozny, une jeune Tchétchène, Elsa Koungaïeva, 18 ans, a été déclaré, mardi 31 décembre, “irresponsable” de son crime par un tribunal militaire de Rostov-sur-le-Don, dans le sud de la Russie. Plutôt que de le mettre en prison (il était passible de douze ans de détention), le juge a décidé d’envoyer le colonel Boudanov en traitement dans un hôpital psychiatrique.

Cette décision intervient au terme de près de deux années d’un procès que le pouvoir de Vladimir Poutine avait, à l’origine, voulu présenter comme l’illustration de sa volonté de combattre les dérives de l’armée en Tchétchénie, avant de changer de tactique et de s’employer à lentement étouffer l’affaire. A l’arrivée, le verdict du procès Boudanov envoie un signal d’impunité aux militaires déployés en Tchétchénie, accusés par des organisations de défense des droits de l’homme de nombreux “crimes de guerre”.

“Cette décision aura pour conséquence de rehausser l’image de Poutine au sein de l’armée”, commente Andreï Mironov, un représentant de l’association russe Memorial. “Elle contribuera aussi à améliorer celle du ministre de la défense, Sergueï Ivanov qui, en tant qu’ancien des services secrets, n’a jamais été populaire dans la hiérarchie militaire.” L’un des principaux commandants chargés du dossier tchétchène, le général Trochev, a été limogé, en décembre, par un oukase de Vladimir Poutine, officiellement parce qu’il refusait une mutation en Sibérie. Les attentats meurtriers se sont multipliés, ces derniers mois, contre les forces russes et les structures mises en place par Moscou en Tchétchénie : un hélicoptère MI-26 a été abattu par un missile, en août (121 morts) et, plus récemment, un attentat kamikaze mené, le 27 décembre, contre le siège du gouvernement prorusse, a fait 83 morts à Grozny.

Les faits reprochés au colonel Boudanov remontent au soir du 26 mars 2000, jour de l’élection de Vladimir Poutine à la présidence : cette nuit-là, comme l’ont raconté des soldats témoins de la scène, au milieu des beuveries, le colonel Boudanov avait ramené “encore une femme” tchétchène à sa base. Elsa Koungaïeva avait été arrêtée à son domicile par des militaires, sous les yeux de ses proches, dans la localité de Tangui-Tchou. Le colonel Boudanov a raconté par la suite qu’il pensait que la jeune femme était un “sniper” (tireur embusqué) et qu’il l’avait étranglée dans un “accès de rage”.

EXPERTISE CLÉMENTE

Le corps d’Elsa Koungaïeva avait été retrouvé quelques jours plus tard, ensanglanté. Selon ses proches, elle avait été violée, et cette information avait été, dans un premier temps, confirmée par des soldats appartenant à l’unité de Iouri Boudanov, avant qu’ils ne se rétractent.

Le cas Boudanov illustre la persistance en Russie du détournement, à des fins politiques, de la médecine psychiatrique. Au début du procès, en février 2001, deux évaluations psychiatriques faites dans des hôpitaux militaires avaient conclu que Iouri Boudanov était “mentalement compétent”, ce qui l’exposait à une lourde peine de prison. Mais le tribunal militaire avait décidé, ensuite, de se tourner vers l’institut Serbski de médecine psychiatrique, à Moscou, haut lieu de la répression contre les dissidents à l’époque soviétique.

En mai 2002, les experts de cet institut ont déclaré le colonel “irresponsable au moment des faits”, ouvrant la voie à sa probable remise en liberté. Après une hésitation, en juillet, quand les autorités ont exigé une nouvelle expertise, le même institut a confirmé son évaluation, particulièrement clémente pour le colonel.

A Rostov-sur-le-Don, mardi, un groupe de militants ultranationalistes russes se tenait devant le bâtiment du tribunal en signe de soutien au colonel Boudanov, devenu un symbole pour les militaires. Le ministre russe de la défense avait déclaré, en 2001, qu’il éprouvait de la “compréhension” pour l’accusé. La famille d’Elsa Koungaïeva n’était pas présente, mardi, dans la salle du tribunal, ne pouvant, faute de moyens, quitter le camp de réfugiés tchétchènes où elle vit sous une tente, en Ingouchie.

Natalie Nougayrède

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En Tchétchénie, des récits de rafles, de viols, de tortures et de descentes « d’hommes masqués »…

Le Monde | 20.07.2001

Par

NATALIE NOUGAYREDE

MOSCOU de notre envoyée spéciale

Andreï Mironov rentre d’Ingouchie, l’air alarmé, tendu, soucieux de faire part des récits qu’il a recueillis auprès de réfugiés tchétchènes. Qui est-il ? Un défenseur russe des droits de l’homme, l’un des derniers dissidents de l’URSS finissante, emprisonné dans les années 1980 pour avoir diffusé des publications interdites.

Aujourd’hui, il suit de près les événements en Tchétchénie, et collabore avec l’association Memorial fondée par Andreï Sakharov. Voilà donc ce militant, désemparé, de retour d’un de ses voyages dans le Nord-Caucase, à la rencontre des victimes civiles de cette guerre qui fait rage depuis presque deux ans.

Que dit-il ? Le 2 juillet, dans le village de Sernovodsk (ouest de la Tchétchénie), des dizaines d’hommes tchétchènes auraient subi des viols alors qu’ils étaient détenus par les forces fédérales russes. Cela s’est produit pendant une opération de « nettoyage » ( zatchiska ), menée par les troupes russes pour, officiellement, capturer des combattants tchétchènes. La veille, un véhicule militaire russe avait explosé sur une mine à proximité de Sernovodsk, faisant cinq morts. « Ce qui s’est passé ensuite n’était pas un « nettoyage », mais une expédition punitive contre le village », dit Andreï Mironov.

Son récit fait état de maisons pillées, de grenades jetées dans des habitations, puis d’hommes – 700 environ – « âgés de quatorze à soixante ans » parqués dans un champ, à la sortie du village. A proximité, se trouvent les fondations en béton d’une maison inachevée, de grands trous carrés où des Tchétchènes sont jetés.

Pendant des heures, des soldats russes aux uniformes sans insignes distinctifs, donc impossibles à identifier, se livrent à des actes de torture. Ils passent des hommes à tabac et leur attachent aux doigts des anneaux métalliques par lesquels ils font passer du courant électrique produit par un générateur.

CLIMAT DE TERREUR

Mais pour certains des Tchétchènes raflés, le pire, l’indicible, aura été d’être, ce jour-là, violés. « Cela, dit Andreï Mironov, doit être rapproché des pratiques du goulag. Il s’agit de l’abaissement total de l’être humain, d’une méthode de destruction de la personnalité. C’est une pratique connue dans le système pénitentiaire russe. Je pense que seuls des soldats ayant un passé lié à ce monde ont pu se livrer à de telles choses ». Il ajoute : « Il est extrêmement difficile, dans la culture tchétchène, pour un homme ou une femme, de faire état d’un tel supplice, tant le déshonneur est grand ».

Le 3 juillet, deux hommes qui avaient été détenus la veille à Sernovodsk (puis relâchés dans la nuit) ont tenté de se suicider. Un autre habitant du village, qu’Andreï Mironov a longuement rencontré, dans le secret, a entrepris de dresser la liste des victimes des crimes sexuels qui auraient été commis ce jour-là : il affirme avoir recueilli une soixantaine de noms.

Les détails de la férocité de la rafle à Sernovodsk sont corroborés par de nombreux témoins réfugiés en Ingouchie, où 4 000 personnes ont afflué en une journée, terrorisées par le comportement des troupes russes.

Des récits recueillis par une équipe locale de Memorial ont été rendus publics (www.memo.ru), y compris dans des journaux moscovites, poussant les autorités russes à annoncer des «  enquêtes judiciaires ». Mais officiellement, il n’a été question nulle part de viols.

Aussi, au lieu d’enquêteurs, des habitants restés à Sernovodsk ont eu droit récemment à des descentes d’ « hommes masqués » leur intimant l’ordre de retirer les plaintes qu’ils avaient déposées. Une femme tchétchène, dont le fils a disparu dans la rafle, et qui voulait se tourner vers les autorités judiciaires locales, a vu son logement ravagé par un groupe de soldats russes qui lui ont dit ensuite : « Qu’est-ce que tu décides maintenant ? Tu insistes, ou bien tu retires ta plainte ? »…

Scènes de violence quotidienne en Tchétchénie, descriptions du climat de terreur, tels que les relate Andreï Mironov, qui tient encore à souligner : « Il n’y a pas d’enquêtes véritables en Tchétchénie. Il y a des actes d’intimidation des victimes, pour qu’elles conservent le silence. »